Nuances des maternités

Il y a quelques jours, sur mon mur Facebook, j’ai expliqué l’une des hiérarchies qui existent dans le monde de l’adoption internationale transraciale quant à savoir qui peut parler ou traiter de ce phénomène.

Tout d’abord, nous avons les institutions et les supposés experts blancs qui n’abordent presque jamais la question des relations de pouvoir entre le Nord et le Sud, et la question de savoir s’il est vraiment constructif et sain de continuer à donner des bébés racialisés à des mères blanches pour satisfaire un désir occidental de maternité.

Ensuite, nous avons les mères blanches qui ont une voix, pour nous parler de leur désir de faire une bonne action et de leur désespoir d’avoir un bébé racisé, puis de leurs incroyables odyssées dans les pays dits du tiers monde.

Ensuite, nous sommes les adultes adoptés racisés qui luttent pour que nos voix et nos analyses soient enfin entendues : dans le processus d’adoption lui-même, nous sommes toujours réduits au silence et oubliés, ou perpétuellement remis en question quant à la viabilité de nos arguments, bien que nous soyons des spécialistes de ces questions et que nous étudions leurs structures.

Enfin, au bas de la pyramide, on trouve nos mères biologiques du Sud. Dans cette structure, elles sont presque inexistantes, rendues invisibles et toujours silencieuses. Nous ne savons pas quelles sont leurs expériences et leurs histoires, ni quelles sont les conditions dans lesquelles elles ont pris la décision de donner leurs enfants en adoption. Il nous reste le fantasme que ces mères, avec bonne volonté et même gratitude, ont cédé leurs enfants à des familles occidentales, l’Occident étant perçu comme le sommet de l’évolution humaine, la meilleure de toutes les civilisations. Il est donc entendu que ces enfants seront mieux lotis en vivant là-bas.

Mais, pourquoi nous soucions-nous si peu des mères du Sud ! Pourquoi nous soucions-nous si peu de l’affaiblissement de leurs droits ? Qu’en est-il de leurs histoires ?

Je dois dire que, d’après ma propre expérience, d’après ce qu’on m’a dit et les récits de vie auxquels j’ai pu avoir accès grâce aux dossiers d’adoption, d’après tous ces récits que je connais. Très peu de ces mères ont fait adopter leurs enfants pour faire une bonne action ou pour rendre heureuse une famille d’origine européenne du monde occidental. Elles ont pris la décision de faire adopter leurs enfants pour une série de facteurs (économiques, désaveu de paternité du père, etc.) dans un contexte qui ne leur offrait aucune autre perspective ou solution pour élever leurs enfants.
Combien de fois ai-je entendu, lors des procès d’adoption internationale, des histoires de mères biologiques qui pouvaient à peine parler tant elles pleuraient de devoir confier leurs enfants à des étrangers ?
Ces situations sont liées à la position et aux politiques adoptées par les associations et institutions occidentales de protection de l’enfance, d’adoption et de développement.
Dans un discours paternaliste, ils blâment les mères biologiques, leur disant qu’il serait mieux pour les enfants de vivre en Occident.

quote_down

…il est vraiment constructif et sain de continuer à donner des bébés racisés à des mères blanches pour assouvir un désir occidental de maternité.

quote_up

Je ne suis pas une mère, mais je suis une femme et je vois comment nous blâmons les femmes racialisées autour du sujet de la maternité et de l’éducation des enfants. Comment la société et les institutions répètent et prescrivent comment elles doivent agir et élever leurs enfants.

Nous pouvons observer un exemple de ces situations lorsque des Occidentaux partent en vacances dans le Sud : Combien de fois avons-nous vu des images de ces personnes racontant comment elles donnent de la nourriture ou des boissons aux enfants locaux lorsqu’elles les voient, comme si c’était un geste altruiste ? Comme ils sont originaires de cette partie du monde, ils sont systématiquement identifiés comme des enfants pauvres et en danger, mais qui a dit qu’ils étaient mal soignés ou mal aimés ? C’est le discours de supériorité eurocentrique face aux enfants du Sud qui suppose que les mères n’élèvent pas ou ne s’occupent pas bien de leurs enfants, qu’ils sont mal nourris et mal aimés.

Un autre exemple, plus concret, nous permet de nous rendre compte du fonctionnement des structures et des mécanismes qui affaiblissent les mères du Sud.
Il y a quelques mois, j’ai appris que dans mon pays d’origine, le Sri Lanka, de grandes entreprises exigeaient que les femmes soient stérilisées si elles voulaient aller travailler dans le Golfe Persique. Depuis plusieurs années, des flux de femmes sri-lankaises vont travailler là-bas en raison des conditions socio-économiques de mon pays d’origine.
Quand je suis née, il y a environ 30 ans, ma mère travaillait dans le Golfe et comme elle, beaucoup d’autres femmes. Et je me demande si la stérilisation est imposée à ces travailleuses potentielles aujourd’hui en échange de la possibilité d’un poste de travail, ce qui était exigé de ma mère et de ses contemporaines il y a trente ans ? Que disait-on aux femmes enceintes ? Quelles décisions étaient-elles contraintes de prendre et dans quel contexte ?

Lorsque M. Macron, président de la France, a déclaré lors d’une conférence internationale qui a eu lieu cette année, que le grand problème qui cause la pauvreté en Afrique provient des mères africaines qui ont trop d’enfants, son discours sur la situation actuelle du continent africain était évidemment colonialiste et évolutionniste.
Ce faisant, M. Macron juge les mères africaines comme responsables de tous les maux du continent, et oppose les mères africaines dépourvues de capacité de décision, non éduquées, non civilisées aux mères européennes blanches qui sont censées être de bons parents, éduquées, civilisées et libérées. Ce n’est pas que M. Macron soit le premier ou le seul à parler en ces termes, ses prédécesseurs avaient déjà un discours similaire.
C’est la pure expression du système néocolonial entre la France et l’Afrique, qui est l’une des principales raisons des problèmes contemporains de l’Afrique.
Il est choquant d’entendre ce genre d’argument évolutionniste et néocolonial quand on sait ce que sont les relations françaises avec plusieurs Etats africains aujourd’hui.
Ici, nous pouvons voir clairement plusieurs obstacles et empêchements et ceux-ci sont le statut et la position qui sont attribués aux mères du Sud global.
Il est essentiel pour moi que nous commencions à réfléchir à ces problèmes qui continuent à perpétuer les pratiques colonialistes sur le corps de ces femmes et mères racisées.

Quels sont les cadres juridiques et réglementaires qui définissent leurs droits?

Quels sont leurs champs d’action dans chaque contexte?

De quelles manières sont-elles organisées pour se défendre et résister à ces pratiques?

3_kasuma-nappy
quote_down

…mais je suis une femme et je vois comment nous blâmons les femmes racialisées autour du sujet de la maternité et de l’éducation des enfants. Comment la société et les institutions répètent et prescrivent comment elles devraient agir et élever leurs enfants.

quote_up

Pourquoi les mécanismes occidentaux maintiennent-ils encore une sorte d’ordre et de contrôle sur leur corps ?
Si nous sommes en mesure d’identifier ces structures et pratiques dans le Sud global, je me demande s’il pourrait y avoir des répercussions, des similitudes ou des parallèles entre ces pratiques et la position ou la situation des mères racisées et/ou migrantes dans le Nord.
Nous devons nous préoccuper de la précarisation et du déni des droits des mères racisées en Europe, en particulier dans le cas des mères célibataires racisées et/ou migrantes.
Combien de fois avons-nous entendu parler de cas où leurs enfants leur ont été retirés ici en Europe ?
Combien de fois leurs droits d’élever leurs enfants ont-ils été attaqués sous le couvert du système juridique et institutionnel ?

quote_down

…Il est essentiel pour moi que nous commencions à réfléchir à ces problèmes qui continuent à perpétuer les pratiques colonialistes sur le corps de ces femmes et mères racisées.

quote_up

J’ai demandé à deux mères immigrées et racisées de Barcelone, Mariana Barrios Ocha et Daniela Ortiz, ce que cela signifie et représente pour elles d’être ce qu’elles sont :

Mariana a répondu :
“La transition de femme racialisée à mère racialisée est presque immédiate cependant, les neuf mois précédents vous préparent à ce qui reste à venir.
Le système de santé est une première confrontation avec les catégories auxquelles vous serez soumise. La précarisation est un mot qui existe pour expliquer le processus au cours duquel votre vie connaît une détérioration rapide. Quant à votre statut social, j’ai l’impression que la société se charge cruellement de vous précariser lorsque vous êtes une mère racisée ou pire encore, célibataire ou seule. C’est comme si c’était obligatoire, et ça l’est, parce que c’est une façon basique qu’a le patriarcat de soutenir le capitalisme (…).
Ou alors c’est l’inverse ? Dans tous les cas et dans toutes les situations, il est clair que ce devrait être l’inverse : respecter la force d’une mère racisée et seule, parce que la seule chose que nous devrions ressentir est la fierté de nous-mêmes.”

Daniela répond :
“Être une mère racisée dans un contexte occidental signifie être toujours soupçonnée et accusée parce que vous élevez l’ennemi de la suprématie blanche, élevez et éduquez la menace du pouvoir raciste et colonial. Vous reproduisez votre culture, vous reproduisez votre savoir, tout ce qui est haï par la logique impérialiste.
Être une mère racisée, c’est être quotidiennement, légalement et structurellement questionnée et persécutée pour la manière dont vous élevez vos enfants. (…)
Une autre chose que je trouve intéressante est la façon dont le racisme institutionnel et le système juridique créent une série de mécanismes pour violer les maternités et violenter les mineurs et les familles.
Par exemple, la non-reconnaissance des migrants en tant que ressortissants de leur pays de naissance (…). Cette non-reconnaissance de nos enfants leur dit qu’ils vont être considérés comme des migrants et dans de nombreux cas comme des clandestins dès leur naissance (…) cela signifie que dès le début ces maternités et ces familles vont vivre sous la menace de la déportation (…), ils peuvent être déportés pendant leur enfance ou à l’âge adulte s’ils ne parviennent pas à obtenir leurs papiers de nationalité.
La maternité racisée peut également signifier que les mères migrantes qui sont venues du Sud et que les lois sur l’immigration (…) sont séparées de force pendant 4, 5, 6, 7 ans de leurs enfants par la loi espagnole sur les étrangers. Beaucoup de ces femmes, dans le cas de celles qui viennent d’Amérique latine, sont celles qui élèvent les enfants des femmes européennes blanches. (…) Être une mère racisée dans un contexte occidental signifie aussi être sous la menace constante des services sociaux et de l’Etat (…) qui s’immiscent dans votre famille avec l’intention de vous retirer votre enfant, avec des arguments racistes indéniables, par exemple un des facteurs de risque qui permet de retirer la garde d’un mineur est le fait même de ne pas avoir de papiers, une situation créée par l’Etat lui-même, ou le fait d’être une mère célibataire par exemple.
De plus, je pense qu’il est très important que nous nous renforcions, non seulement dans ces situations de violence que nous vivons, mais aussi pour affirmer que si ces maternités racisées sont si persécutées c’est parce que (…) très souvent les mères racisées ont un lien politique très fort lié à leur style d’éducation, parce qu’elles soutiennent leurs communautés et leurs luttes qui résistent depuis 500 ans au système colonial européen mortifère.
C’est là que les mères palestiniennes sont attaquées, que les mères indigènes sont attaquées, que les mères gitanes sont attaquées pour qu’elles ne se reproduisent pas,
pour qu’elles ne transmettent pas ce savoir à leurs enfants.
Pour conclure, il y a des persécutions mais il y a aussi une résistance très forte.
Une résistance qui a trait à l’amour de la vie, à l’amour de la parentalité, à cet amour régulier des choses, un amour qui n’a rien à voir avec l’hédonisme mais avec l’humilité. Cela a à voir avec une compréhension de l’amour, sa logique pas l’amadou européen synonyme de consommation du corps, (…) un autre type de relation qui est précisément le type d’amour que le système capitaliste colonial ne veut pas que les gens établissent (…) c’est une résistance à travers l’éducation de nos wawas et de nos communautés. “

Tout d’abord, je voudrais remercier Mariana et Daniela pour le temps qu’elles ont consacré à répondre à des messages aussi puissants.
Dans leurs mots, nous pouvons parfaitement voir le type d’oppression auquel ces mères sont soumises dans le Nord, et commencer à détecter les similitudes que leurs expériences partagent avec les situations auxquelles d’autres mères racisées font face dans le Sud global.
Le contexte est différent, mais la réalité et les situations vécues ont un rapport commun, les points partagés sont indéniables.
Que ces femmes vivent au Nord ou au Sud, elles sont sous contrôle, sous pression, sous le jugement moral et le blâme qui contribuent à leur précarisation. Comme si le monde occidental avait le droit de commander, de dicter les règles de ces vies et de ces familles, comme si le modèle occidental d’éducation des enfants était le seul viable et que les alternatives pour ne pas correspondre aux codes de la société eurocentrique ne pouvaient être qu’une menace.
Malheureusement, ces structures de pouvoir suprémacistes s’appuient sur un système légal et institutionnel affaiblissant les possibilités d’action et les droits de ces femmes ciblées.
Je crois qu’en tant que collectif composé de femmes et d’hommes racisés, nous avons la responsabilité de soutenir et d’appuyer ces mères contre ce système raciste.
Au sein d’un capitalisme occidental, un système qui célèbre l’individualisme et isole ces mères, il est également de notre responsabilité en tant que collectif de protéger les femmes qui élèvent nos enfants. Nous devons réfléchir ensemble à différentes pratiques, en matière de soutien social mais aussi institutionnel, pour répondre à leurs besoins spécifiques de mères racisées et/ou migrantes.
Les institutions telles que les services sociaux ne doivent pas être une entité dont la fonction est d’affaiblir ou de menacer les mères mais de les accompagner lorsqu’elles traversent des circonstances difficiles. Nous ne pouvons pas soutenir un système qui les précarise.
Nous avons également la responsabilité de ne pas les percevoir comme des victimes mais plutôt comme de grandes combattantes qui gardent la tête haute chaque jour pour se battre pour leurs enfants. Ces mères sont des exemples de courage et de vaillance incroyables, et nous ne devons pas oublier que ce sont elles qui élèvent les enfants qui feront le monde de demain.
Si notre intention est de lutter pour un monde plus juste et plus équitable, nous ne pouvons pas les oublier. Leurs voix comptent et leur force est un exemple pour nous tous. Comme Mariana et Daniela l’ont dit, nous devons continuer à créer une résistance à partir de l’amour, de l’amour pour nous-mêmes, de l’amour solidaire et d’un amour de soutien entre femmes racisées.

quote_down

…Ces mères sont des exemples de courage et de vaillance incroyables, et nous ne devons pas oublier que ce sont elles qui élèvent les enfants qui feront le monde de demain.

quote_up
6jasmine-wallace-nappy-

CATEGORIES

related articles